bonne nuit, tristesse
La nuit est sereine. Demain s'annonce de même. Il est des moments où la vie coule, sans qu'on s'en aperçoive. On tire toujours un peu le rideau de nos peurs, cette étoffe lourde et chaude, ce velours qui étouffe les bruits, protège du vent glacial et des lumières trop vives. Et on peut se réjouir de ce cocon, et avancer à couvert.
Jusqu'à la bourrasque.
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Je l'ai quitté malgré moi, à l'âge de 6 ans. Nous nous sommes revus l'année de mes 20. Bien sûr je n'avais pas oublié sa voix, sa stature, son regard. Je l'observe à la dérobée. Chez lui, chez eux, je me sens tout de même comme étrangère. Dans cette maison qu'ils habitent depuis des années déjà, et que je découvre pourtant, aujourd'hui. Le sentiment de décalage est difficilement supportable. Je dois me retenir de partir en courant, regagner la maison où je vis, à une centaine de mètres de là... Je me contiens. Ils ont assez souffert comme cela.
Il me ramène chez moi en voiture, malgré la distance ridiculement courte. Ça lui fait plaisir de m'offrir ce luxe, moi qui suis toujours à pieds. Plus tard il me donnera des cours de conduite. Mais là, c'est lui qui conduit, m'offrant son profil, tout près.
Je me tourne vers lui et soudain, ébahie, j'entends le bruit sourd de mon coeur qui tressaute. Choqué de ce que mes yeux lui rapportent.
J'avais vu ses cheveux blancs, mais pas les rides profondes qui lui ravinent le cou, les paupières qui clignent trop souvent, le regard délavé, le corps au volant penché vers le pare-brise.
Mon grand-père est vieux. Un jour il ne sera plus. Je m'en voudrai l'instant d'après, et tâcherai de l'oublier le reste du temps, mais à ce moment précis, dans sa voiture, tout ce que je vois, c'est un homme proche de la mort. Bien trop proche...
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Heureusement, on ne voit que ce que l'on veut voir. L'homme avance dans l'âge mais affiche une vitalité sereine. Sa retraite est gaie, entourée et accomplie. Musique, voyages, sport, amis, famille...
Il fait bon vivre en couple aussi. Cinquante ans de mariage, et une belle fête. J'y retrouve ma cousine adorée, ma première amitié. J'avais alors 3 ans mais à 6 ans je l'ai perdue de vue, comme les plus de 50 personnes présentes ce soir-là. Ces retrouvailles-là étaient très attendues... L'une de ses premières remarques à mon intention fut :
"Je le trouve fatigué, Tonton... Pas toi ?"
Moi, j'ai 28 ans, j'espère bientôt donner la vie, et certainement pas me séparer de ceux que j'ai mis si longtemps à retrouver.
"Ah ! Non, je ne crois pas... ils sont encore allés au bal la semaine dernière, tu sais. Ils ont dansé jusqu'à 3h du matin."
Comme c'est pratique ! il nous a aussi offert aussi le spectacle d'un danseur émérite ce soir-là.
"Oublie ce que j'ai dit !" s'est-elle exclamé en le voyant.
J'ai ri avec elle et chassé d'un frisson le présage.
La vie dissémine des petits cailloux blancs. Pour ceux qui veulent bien les voir...
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Peu à peu, la famille s'est recollée. Certains y ont travaillé patiemment, retissant des liens que l'on croyait perdus. Une épreuve nous a resserrés aussi. Après cet orage nous découvrons les uns à côté des autres, des portions oubliées de nos puzzles, et nos assemblages éblouissants.
Il y a du merveilleux dans l'évidence de ces instants.
Pourtant, il est une colère dont je ne me suis jamais départie. Je dois trop tenir à elle. Parce que je crois qu'elle me rapproche d'eux. Parce qu'elle est tout ce qu'il reste de ce qui m'a été volé par les mauvaises rencontres, les maladresses, l'ignorance, les erreurs, et toutes ces conneries qu'on endure quand on est trop petit pour avoir son mot à dire.
Mais cette fois, je ne l'infligerai pas à cet homme - il est déjà à terre. Ni à cette femme au ciel perturbé. La vie est dans le présent, dans la façon dont on le vivra, à le contempler, à le rire ou à le tordre, et en le faisant de toutes nos forces.
Pas dans les combats passés et perdus mille fois. Je n'accablerai personne, parce que personne ne peut souffrir cette colère-là.
Et puis aujourd'hui, je sais que chacun fait face aux siennes, dans le secret de ses nuits blanches.
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La nuit est sereine. Les pensées se sont échappées, enfin libres. La colère est partie en en mots et en larmes, laissant derrière elle une onde ténue, une tristesse sourde. Le rideau de velours peut retomber, la nuit abriter les rêves, même s'ils sont éveillés.