le rire de la montagne

Publié le par Caco

Il est venu presque par surprise, dans l'un de ces élans dont lui seul a le secret. Il fallait oser rompre le silence, il fallait oser aller réveiller le félin qui hibernait dans sa tanière ; lui seul le pouvait, alors il l'a fait.
Remarquez, même lui paraissait étonné d'être là, à réchauffer ses doigts sur la tasse de café, le dos posé dans un canapé sous la liseuse verte où l'on s'apaise, soir après soir, après les rudes combats de la journée. Il fallait que je lui explique, que je lui raconte de ma voix rauque ces doutes, mes inquiétudes, les déceptions, la colère qui me tiennent éloignée de tous, et de tout, presque. Peur de mordre au hasard dans la rage qui m'habite, trop envie d'en découdre pour m'exposer aux fragiles, et peur, finalement, dans la grande force qui se lève, de souffrir plus sur mes plaies à vif...
Il m'a longtemps écouté, les raisons et ses différents temps, les lames d'émotions qui m'emportent et toutes les digues où je m'échoue, déchirée et douloureuse, continuellement.
Je lui ai narré aussi les rencontres dans l'état lamentable où je me trouve, ces gens qui voudraient savoir qui je suis pour peut-être travailler avec moi, je suis ce fantôme qui titube en essayant de reprendre allure d'un geste de la main, avec des lambeaux de celle que j'ai été, il y a longtemps, il m'en souvient. Tresser trois pans déchirés de cette étoffe et l'enrouler autour de mon cou, éclaircir ma voix, relever la tête et entrer dans l'arène. Y être attentive, tourner mes réponses, peser les silences qui la suivent, guetter les moindres réactions de ceux qui me font face, tenter d'habiter mes réponses de la conviction avec laquelle j'ai l'habitude de travailler, enfin j'avais... Ajouter un mot sur une compétence qui n'était pas notée sur le CV, préciser les limites d'une autre, remercier et, le plus dur peut-être, à ce stade, tenter de soigner ma sortie. Il m'arrive de grimacer de douleur, la poitrine comprimée par ce coeur que je retiens et qui ne voudrait qu'exploser. Il m'arrive, la porte fermée, de me retenir à la poignée, vacillante, avant de me souvenir que je ne suis pas sortie de l'entreprise et que je suis potentiellement entourée de recruteurs. Repérer la sortie, et se diriger vers elle, vite. Marmonner une politesse, avaler l'air du dehors, se laisser porter par un souffle jusqu'à la voiture, et s'écrouler.
Je ressors exsangue de chaque entretien.
Il m'écoute toujours, vissé au canapé, quelques rides d'étonnement sur son front que surplombent les flocons de ses cheveux. Il faudra que je pense à lui demander, après que j'aurai arrêté de parler, il faudra que je pense à lui demander comment il fait pour garder ces éternelles étincelles de joie au milieu de ses yeux de glaciers. Cette chaleur qu'aucune ascension ni aucune mauvaise saison n'ont su faire flancher. Lorsque le débit de mes paroles s'est calmé et que la chute de mon discours est arrivé, il a souri d'un air tendre et coquin et m'a annoncé, le rire au bord des yeux : "Ma Caco, le jour de ta démission, je veux être là pour voir." Et de me rappeler, en trois mots, l'incongruité de la situation, et de reconnaitre, honnête et abrupt, à la fois mon travail et la position de mes employeurs. Avant de partir, dans un soubresaut tectonique, d'un puissant éclat de rire à faire pâlir les montagnes.
Et à me faire trembler avec lui.

Publié dans un pas après l'autre

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E
<br /> superbe et tendre, cette rencontre, cette relation...<br /> <br /> <br />
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C
<br /> Lise : Et moi donc...<br /> <br /> Emmanuelle : Comme il l'a dit un peu plus tard dans la soirée à quelqu'un qui nous en faisait la remarque : "On a mis le temps" (à construire cette relation). Mais on y est arrivés... :)<br /> <br /> <br />
L
<br /> Ce rire, ce regard, cette présence, comme un révélateur de ce qui affleure et ne peut s'épanouir toujours.<br /> Quelle rencontre ( il a de la chance de te voir)<br /> Je t'embrasse<br /> <br /> <br />
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